L’entreprise est-elle responsable du sens ?
Jean-Yves Mercier

L’entreprise est-elle responsable du sens ?

Jean-Yves Mercier

Prôner le self-leadership de chacun pourrait laisser croire que les individus portent seuls toute la responsabilité du sens de leur action. Position justement décriée par certains auteurs actuels, comme Christophe Genoud1. Mais alors, seraient-ce nos organisations qui en sont responsables ?

 

La tentation est forte de répondre oui pour le sens collectif, non pour le sens individuel. À chacun son job en quelque sorte. Ceci était vrai aux temps où l'engagement mutuel entre une organisation et ses collaborateurs était relativement protégé des aléas extérieurs. Un emploi contribuant à un service– de soins, financier, informatique, etc. – ou à un produit, et formalisé par un accord "temps contre rémunération" relativement sécurisé. La réalité d’aujourd’hui est plus complexe. Historiquement ancrée dans des accords contractuels avec clients, fournisseurs et employés, l'entreprise contemporaine doit désormais s'engager au-delà de ces cadres formels.

 
La transformation de la responsabilité d'entreprise de la "contractualité" vers une implication plus profonde dans les enjeux sociaux, environnementaux et éthiques est une évolution marquante de notre époque. Cette nécessité a été lancée par des initiatives telles que le Global Compact de Kofi Annan en 2000, visant à encourager les entreprises à considérer leur impact surla corruption et le respect des droits humains dans leurs chaînes d'approvisionnement. Elle s’élargit aujourd’hui aux but environnementaux, sociaux et de bonne gouvernance (ESG). Même si par atavisme, l’entreprise tente de contractualiser à nouveau cette nouvelle responsabilité à travers des objectifs précis (ODD, Objectifs de Développement Durable), elle n’en navigue pas moins dans un contexte où ses actions volontaristes ne sauraient suffire aux yeux du public. En 2015, Volkswagen est bien sûr jugée responsable des falsifications apportées à ses moteurs dans l’affaire du Dieselgate2 (l’action).Aujourd’hui l’entreprise allemande est aussi considérée co-responsable - au même titre que ses concurrentes –des dégâts des moteurs à énergie fossile sur les citoyens ou sur la planète (l’impact). Et les premières plaintes de citoyens ou d’ONG commencent à porter cette responsabilité morale sur le plan juridique3.

 

La notion de responsabilité se lit finalement à travers le prisme d'André Comte-Sponville, qui associe pouvoir à responsabilité et responsabilité à risque4. La responsabilité d’un système s’est élargie envers les risques qu’il fait courir directement ou indirectement par ses actions volontaires. Ce ne sont pas uniquement de ces dernières dont on le tient responsable, mais de leur impact. Il ne s’agit pas ici d’énoncer un principe de ce qu’il serait normal d’attendre d’une organisation, mais de constater une évolution. Les collaborateurs y sont sensibles. Ils sont d’abord des êtres humains insérés dans la société, avant que d’être employé d’une entreprise. À l’ère des like et de la quasi-impossibilité du droit à l’oubli sur le web, 50% des candidats sélectionnés par un des majors du domaine du tabac ne signent finalement pas le contrat qui leur est proposé. Les avantages offerts ne compensent pas leur propre risque d’indésirabilité, qu'elle soit sociale et immédiate, ou professionnelle et future.

 

Pas simple. Face aux changements constants, l'entreprise doit innover, réviser sa stratégie et s'adapter, une réalité exacerbée par l'hyperconnectivité et les évolutions socio-économiques. Si en termes de responsabilité socio-environnementale, elle le fait en se concentrant sur des actions (égalité des genres, mobilité douce, etc.), elle n’aura fait que la moitié du chemin. Les nouveaux défis imposent en réalité une remise en question des modèles d'affaires traditionnels, nécessitant de l'entreprise non seulement de s'améliorer mais aussi de se réinventer dans un environnement incertain et compétitif. Les business models demandent d’être redéfinis à partir de l’impact, et non plus uniquement en minimisant celui-ci.

 

C’est ici une transformation fondamentale de la manière de réfléchir la valeur ajoutée qui est nécessaire. À chaque fois que l’histoire a proposé de nouveaux défis, les systèmes comme les individus ont su s’adapter. Pourquoi est-ce si difficile aujourd’hui ? La démographie joue un rôle crucial dans cette dynamique, avec une sur-représentation des plus de 40 ans dans les pays développés. Or ce sont toujours les jeunes générations, nées dans le contexte présent, qui portent en elles les germes du renouveau. La responsabilité de l'entreprise s'étend donc au soutien de ses jeunes talents et à l'implémentation de politiques d'inclusion pour faciliter l'intégration et la valorisation de la diversité au sein de ses structures. Ces actions vont au-delà du simple recrutement, exigeant un soutien continu pour permettre àchacun de prendre pleinement sa place dans l'organisation. Mais leur impact est limité. Quand les idées novatrices sont noyées dans un océan de pensées conservatrices, elles ne peuvent au mieux que s’exprimer. Il n’y a pas de réelle collaboration transformatrice, le pouvoir de l’acquis est trop fort. Alors les négociations se focalisent sur des éléments très individuels, temps partiel, télétravail, etc. On est souvent loin d’inventer de nouvelles réponses de fond aux défis communs. On joue certes ici sur la relation entreprise –collaborateurs, pas sur son sens.

 

Si l’on lit ces lignes par le prisme habituel de la recherche du coupable, on reste dans une logique contractuelle simple. Qui arompu le pacte ? Ou qui doit le garantir ? Non, l'entreprise ne peut porter seule la responsabilité du sens que chacun trouve dans son travail. Elle n’est pas responsable du déséquilibre démographique par exemple. Ni de la loi des systèmes identifiée par James March5 qui fasse qu’à moins de 20% de nouveaux membres dans un groupe, celui-ci reproduira généralement ses propres fonctionnements.

En résumé, bien que l'entreprise joue un rôle crucial dans la définition de son engagement envers ses collaborateurs et la société, elle opère dans un cadre où la co-responsabilité entre l'individu et l'organisation est fondamentale pour naviguer dans un monde en constante évolution. Alors, celle-ci ne se satisfera plus d’une vision édictée par la direction à partir du métier central de l’organisation. Elle sera autour de l’engagement à apprendre en continu le sens à donner à la relation entre les deux parties face à l’environnement. L’entreprise n’est pas responsable du sens que chacun trouvera à ses responsabilités, mais de mettre en place des démarches à travers lesquelles on redéfinira ensemble le sens de l’action collective à partir de l’impact de celle-ci sur les clients et la société.

[1] Genoud, C. (2023). Leadership, agilité, bonheur au travail... bullshit!: En finir avec lesidées à la mode et revaloriser (enfin) l'art du management. Vuibert.

[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_Volkswagen

[3] https://www.lefigaro.fr/flash-eco/climat-plaintes-en-vue-contre-les-constructeurs-automobiles-allemands-20210903

[4] Comte-Sponville, A. (2012). Le capitalisme est-il moral ?. Albin Michel.

[5] March, J. G. (1991). Exploration and exploitation in organizational learning. Organization science, 2(1), 71-87.

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